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Saint Dimitri de Paris (Klépinine)
Dmitry Klépinine jeune
Auteur inconnu — Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=47615054
L'enfance
Dimitri Andréévitch Klépinine naquit le 14 avril 1904 à Piatigorsk, Hippius, le chemin de croix de Dimitri, qui le conduira jusqu'au martyre dans les camps nazis, avait commencé dès son plus jeune âge. À quelques mois seulement, il fut atteint d'une pneumonie si grave qu'on dut annoncer à la mère la probabilité d'une issue fatale. Au moment critique, la famille fut appelée au chevet de l'enfant. Prenant dans sa main les petits doigts bleuis de son fils, Sophie Alexandrovna traça sur lui le signe de la croix. Après ces adieux, il se produisit un revirement inattendu dans le processus de la maladie : le petit commença tout doucement à renaître.
La maladie marqua toutefois Dimitri d'une empreinte profonde, le laissant affaibli et maladif, toujours en retard de croissance par rapport aux enfants de son âge. Son enfance se passa sous le signe de cet apprentissage précoce de la souffrance, dans la conscience de sa fragilité et d'un certain désavantage par rapport aux autres. Il en devint renfermé et replié sur son monde intérieur, mais également, très tôt, sensible à la détresse des faibles et des malheureux. Il y aura souvent, parmi ses amis, quelques uns de ces êtres impuissants à affronter la vie par manque de forces ou de savoir-faire : parvenant à oublier leur handicap, ils se sentaient en sa compagnie pleinement heureux et « normaux ». Dimitri avait la même compassion pour les animaux qui, en retour, s'attachaient à lui spontanément. Outre cette commisération spontanée à l'égard des faibles, il manifesta très tôt un sens aigu de l'équité. Sa droiture et une grandeur d'âme précoces frappaient tous ses proches.
La famille était croyante, quoique non pratiquante. « Tous aimaient Dieu et les hommes », selon les termes de Z. Hippius, cousine de la mère (Dimitri Mérejkovski, son mari, était le parrain du petit Dima). Les parents étaient tous deux bons musiciens et d'un grande culture. Sophie Alexandrovna lisait régulièrement les Évangiles à ses enfants, composait pour eux des prières. Quelques mois avant sa mort, elle en dédia une à Dimitri, alors âgé de dix-sept ans : « Reçois, ô Père miséricordieux, la prière de tes enfants. Visite-les secrètement et accorde-leur de longs jours de joie et de santé, ainsi qu'une affection réciproque. Apporte la rosée céleste aux produits de la terre. Emplis nos demeures de ta paix et de ton allégresse. Rends-nous capables, Seigneur, d'un amour parfait, ignorant toute peur. Amen ». Nous retrouvons le texte de cette prière dans le journal du jeune Dimitri pour l'année 1929 (11 février). Elle semble avoir joué un rôle important dans son existence, vouée tout entière à la charité et à la compassion pour tout ce qui vit.
Sophie Alexandrovna, pédagogue de formation, consacrait beaucoup de temps à ses enfants, partageant avec eux les richesses de son univers spirituel. À Odessa, où la famille s'était installée peu après la naissance de Dimitri, elle avait créé une école novatrice où l'on stimulait la créativité des enfants. Elle-même y enseignait le catéchisme, s'efforçant de transmettre avant tout aux jeunes l'esprit vivant de l'Orthodoxie. Elle avait été, à Odessa, un des premiers juges de paix, et s'occupait, en outre, d'œuvres caritatives dans les quartiers pauvres de la ville. Cette action sociale lui sauva la vie quelques années plus tard, quand elle fut arrêtée par la Tchéka, en 1919, grâce au témoignage en sa faveur d'un jeune tchékiste qui la connaissait pour son travail avec les indigents.
L'arrestation de sa mère fut l'occasion, pour Dimitri, d'un premier contact, assez malheureux il est vrai, avec l'Église ; ébranlé par l'événement, il s'était rendu à l'église d'un couvent proche, mais il n'avait pas l'habitude de participer aux offices et resta planté au milieu des fidèles en tenant les mains derrière le dos, ce qui lui valut une vive remontrance d'une moniale. « Cette critique maladroite suffit à décourager son âme sensible et à l'écarter du chemin de l'Église », notera A.N. Hippius (ibid.).
L'émigration
Quand Odessa fut occupée par l'Armée blanche, Dimitri s'engagea comme matelot sur un de ses navires marchands. « Tout l'équipage l'adorait », rapporte S.P. Jaba dans ses Mémoires
Il retrouva plus tard sa famille à Constantinople, première étape de leur vie d'exil. Dimitri reprendra là ses études, au Collège américain. En 1921, les Klépinine gagnent la Serbie, où ils retrouvent les familles Zernov, Lopoukhine et Troyanov. Ils s'installèrent tous ensemble dans une grande maison, baptisée par eux «L'Arche », dans la banlieue de Belgrade, qui allait devenir le centre de réunion du « Cercle des étudiants orthodoxes ». Cette communauté exceptionnelle, animée par un sentiment religieux intense, était ouverte à tous les problèmes philosophiques, religieux, sociaux et culturels de l'époque. Il y régnait un esprit de fraternité et de charité militante qui raffermit Dimitri dans sa foi. « Dima fut rapidement apprécié et trouva au sein de cette jeunesse un authentique climat de spiritualité auquel son âme aspirait manifestement depuis longtemps. Ainsi se fit sa véritable entrée dans l'Église, définitive cette fois » (A.N. Hippius, ibid.).
Avec le Cercle orthodoxe, Dimitri se rendait souvent au monastère de Hopovo, où il fit connaissance du Père Alexis Nelioubov, pasteur remarquable, et de Mgr Benjamin (Fédtchenkov) qu'il ira voir régulièrement par la suite dans son monastère.
Le décès subit de sa mère en février 1923 marquera fortement cette période critique de sa biographie spirituelle et rapprochera encore plus Dimitri de l'Église. Même après sa mort, Sophie Alexandrovna restera un guide pour son fils dans les choix de sa voie spirituelle. En septembre 1930, Dimitri parle de cette présence maternelle constante dans sa direction spirituelle dans une lettre à S. Chidlovskaïa : « Je compris pour la première fois la signification de toute souffrance quand je pris conscience que tout ce sur quoi je fondais mes espoirs dans la vie s'en était allé. [...] Mais un jour, je me rappelai ces paroles du Christ, qui me remplirent d'allégresse : Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau léger (Mt 11, 28). J'étais venu sur la tombe de ma mère, ployant sous le joug de mes épreuves ; tout me semblait embrouillé et sans issue, et voilà que je découvrais le fardeau léger offert par notre Seigneur. Ce fut le moment le plus heureux de ma vie, et je remercie Dieu pour ces épreuves. J'organisai alors ma vie dans une direction nouvelle et je pus désormais faire face plus sereinement aux pièges de l'adversité ».
Dans son Journal, il continue à s'adresser à sa mère en des termes pleins de tendresse : « En relisant tes lettres, je ressens chaque fois à quel point tu participes à mon existence. Tu es toujours avec moi. Ton amour clairvoyant savait ce que me réservait le destin et ce qui allait m'être utile. Toi seule sait, maintenant encore, quelle sera ma voie, dont j'ignore tout moi-même. Aide-moi, s'il t'est permis de suivre avec moi le chemin qui plaît au Seigneur. Je suis si heureux que tu aies su tout l'amour que j'avais pour toi ; que tu aies su que je t'aimais malgré mon aveuglement d'alors et mon manque d'attentions à ton égard. Je vais me coucher maintenant : reste présente, comme tu le fus naguère, quand j'étais sur le Bosphore, et toi, encore à Yalta... Si Dieu le veut, je t'écrirai encore. Mémoire éternelle à toi » (17 septembre 1929).
La formation religieuse
En 1925, Dimitri s'inscrit à l'Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, récemment fondé à Paris. Son principal maître sera désormais le Père Serge Boulgakov. Théodore Pianov rapporte dans ses Mémoires : « L'Institut de théologie fut pour le Père Dimitri sa famille spirituelle. Il n'a pas été un «théologien» dans le sens propre du terme. Ses affinités spirituelles avec le Père Serge furent néanmoins très fortes. L'homme, surtout, lui était proche, bien plus que le savant-théologien. À l'instar de nombreux intellectuels russes, ce dernier avait suivi un parcours difficile qui l'avait ramené finalement du marxisme au christianisme. Dimitri était ébloui par l'envergure du Père Serge et par son génie créatif. [...] Le Père Dimitri aura une vénération particulière pour la Mère de Dieu, où l'on ressentait une certaine influence du Père Serge. Mais il étendra cette tendresse fervente pour la Mère du Christ à notre monde, aux souffrances des hommes et à tous les êtres vivants. Apaiser toutes les souffrances semblait bien être sa vocation ».
Dimitri termina l'Institut en 1929 et reçut une bourse pour parfaire sa formation au Séminaire de théologie de New-York. Il y étudiera les écrits de Saint Paul, qui lui restera très proche toute sa vie. Il se rend ensuite à Bratislava, en Slovaquie, pour aider le Père Serge Tchetvérikov, qui devient son père spirituel. En 1932, Dimitri rend visite à son père, dans la région de Bor (Yougoslavie). Il y revoit sa gouvernante, à qui il était très attaché dans son enfance. De famille catholique, celle-ci avait été fortement impressionnée par la progression spirituelle de Dimitri dans l'Orthodoxie. Il l'avait retrouvée gravement malade et resta auprès d'elle les derniers jours. Elle se convertit à l'Orthodoxie juste avant de mourir.
Au début de l'année 1934, Dimitri revient à Paris, où il exerce divers métiers pour gagner sa vie, comme manœuvre, laveur de carreaux ou cireur de parquets. Il participe en même temps avec zèle à l'Action chrétienne des étudiants russes (ACER), principalement en qualité de chantre et de chef de chœur pendant les congrès de l'association et les camps de vacances. Sa quête spirituelle l'amène finalement à envisager la prêtrise.
Le Métropolite Euloge, auquel il était très attaché et qu'il qualifiait volontiers de «starets», savait déceler les vocations profondes de ses ouailles. Lors d'une soirée dédiée à la mémoire du Père Dimitri, le Métropolite racontera, avec une pointe d'humour, comment les Orthodoxes de Paris « avaient décidé d'aider le jeune homme timide à trouver une fiancée. Et Dieu, dans sa miséricorde, lui envoya une compagne parfaite sous tous les rapports ». Dimitri fit la connaissance de Tamara Fédorovna Baïmakova, secrétaire de l'ACER de Riga et correspondante de la revue Vestnik, lors d'un congrès de l'ACER. Ils se marièrent en 1937, à Colombelles, en Normandie. La même année, Dimitri sera ordonné diacre, puis prêtre, en la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky, par le Métropolite Euloge assisté de l'évêque de Prague Mgr Serge (Korolev). Il fut d'abord nommé troisième prêtre à l'église de l'ACER.
Le père Dimitry Klépinine
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D'octobre 1938 à l'automne 1939, le Père Dimitri officie à Ozoir-la-Ferrière, puis il est nommé recteur de l'église du foyer fondé par Mère Marie (Skobtsov), rue de Lourmel, à Paris. La famille Klépinine s'y installe, avec la petite Hélène, née peu auparavant. Bientôt naîtra Paul, leur deuxième enfant.
Le ministère
Père Dimitri arriva rue de Lourmel le 10 octobre 1939, quelques jours avant la fête paroissiale. Le Père Serge Boulgakov, qui célébrait de temps à autre à l'église du foyer, se réjouissait de la nomination de son ancien élève. Les paroissiens découvrirent très vite l'infinie bonté de leur nouveau pasteur, sa douceur et sa promptitude à venir en aide à chacun. Mais quand il s'agissait de défendre la vérité du Christ, il savait se montrer inflexible. Son entente avec Mère Marie fut immédiate, malgré leur différence d'âge et de caractère. Ils travaillèrent ensemble en parfaite intelligence pour l'« Action orthodoxe », suivant un idéal commun qui allait les mener tous deux jusqu'au martyre.
Une de leurs activités était la visite des hôpitaux psychiatriques, à la recherche de Russes oubliés de tous ou se trouvant là par erreur. Une femme rapporte comment Père Dimitri l'a sauvée de la dépression : « Il entreprit de me soigner lui-même, sa thérapeutique consistant à me détourner de mon malheur en me parlant du malheur des autres et de la nécessité de leur venir en aide. Il m'emmenait dans les hôpitaux et les orphelinats, me confiant des enfants abandonnés. Grâce à lui, je cessai de me concentrer sur moi-même et retrouvai peu à peu mon équilibre ».
Dans ses Mémoires, Sophie Pilenko, la mère de Mère Marie raconte : « Les dernières années, une grande paix régnait sur notre paroisse. Au plus fort de la guerre, au milieu de toutes les horreurs, on y sentait une spiritualité intense, l'amour du prochain, le souci permanent de secourir les plus malheureux. Père Dimitri avait beaucoup d'enfants spirituels qu'il s'efforçait de réconforter dans leurs épreuves. Bien que maladif et souvent sans forces, il ne refusait jamais ses services, allant au-devant de toute requête ou demande d'offices. Il lui arrivait d'assurer deux ou trois enterrements par jour, dans des cimetières éloignés et par tous les temps. Il s'agissait le plus souvent d'indigents. À peine rentré chez lui, le temps d'une collation, voilà qu'on amenait encore un défunt, et il repartait...» Les enterrements étaient particulièrement nombreux à Lourmel car l'église était d'accès facile pour les fourgons funéraires. Mère Marie y avait accroché une grande toile, avec des anges brodés dans les coins, sur laquelle elle brodait les noms de tous les défunts.
Pour magnifier les offices, elle brodait aussi les vêtements sacerdotaux du Père Dimitri pour chaque fête. Constantin Motchoulski décrit ainsi l'office de Pâques 1940 : « Mère Marie avait cousu pour le Père un vêtement pascal de soie blanche sans aucun ornement, si ce n'est, finement brodé de soie rouge sur la chasuble, le monogramme «Jésus-Christ- Alpha et Oméga». La ville était plongée dans les ténèbres. Les sirènes hurlaient dans la nuit. La procession pascale, portant bannières et icônes, traversa la cour et s'arrêta devant le foyer. Père Dimitri frappa par trois fois à la porte : les battants s'ouvrirent, et un océan de lumière anéantit les ténèbres. [...] Père Dimitri semblait voler au milieu des fidèles, soulevant son léger vêtement de soie blanche à chaque pas, telles des ailes. Il cria sa joie en Christ d'une voix sonore, triomphante, pleine d'allégresse : «Christ est ressuscité !» La foule s'écartait à son passage, faisant s'agiter les petites flammes pascales, et une joyeuse clameur lui répondait en cascade : «En vérité, Il est ressuscité !» Mais le voilà déjà devant l'autel, où il prononce une petite litanie avant de s'engouffrer de nouveau dans la foule, étincelant de blancheur, transporté, resplendissant au milieu des fleurs. Il me fit penser à l'ange qui roula la pierre devant le tombeau du Seigneur... Mère Marie se tenait près de l'autel, le visage éclairé par les cierges : ses yeux étaient pleins de larmes de joie. [...] Tous communièrent pendant la liturgie. Père Dimitri lut l'Évangile avec solennité : «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu». Au-delà des minces murs de la petite église aménagée dans un ancien garage, les ténèbres de la guerre et du printemps terrible de 1940 s'épaississaient, tandis qu'à l'intérieur, dans une clarté paradisiaque, résonnaient les paroles éternelles : «Et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point arrêtée» ».
Ce furent les dernières Pâques avant l'occupation de Paris, suivie bientôt des journées tragiques de mai et juin 1940. Des Russes furent arrêtés et envoyés au camp de transit de Compiègne, au nord de Paris. Rue de Lourmel, un « Comité d'aide aux détenus de Compiègne » fut organisé, qui envoyait des colis alimentaires aux prisonniers. Père Dimitri célébrait régulièrement des offices d'intercession pour le salut de la Russie.
Puis commença la persécution des Juifs. Quand elle s'intensifia, en 1942, il s'avéra que les certificats de baptême pouvaient jouer un rôle déterminant, servant en quelque sorte de « sauf-conduit ». Père Dimitri n'hésita pas à les délivrer largement. Il eut ainsi bientôt dans ses fiches près de quatre-vingt nouveaux « paroissiens ». La plupart avaient besoin du certificat pour échapper aux persécutions, mais certains désiraient véritablement se convertir et Père Dimitri leur faisait alors suivre la préparation coutumière. Un incident donna toute la mesure de sa détermination et de son courage : les autorités diocésaines orthodoxes lui ayant réclamé la liste des personnes baptisées depuis 1940, il leur répondit : « Tous ceux qui m'ont demandé le baptême l'ont fait indépendamment de toute motivation étrangère et sont devenus mes enfants spirituels. Ils sont désormais sous ma protection. Votre démarche est due visiblement à des pressions extérieures et revêt un caractère policier. En conséquence, je suis contraint de rejeter votre demande » (document cité par G. Raevsky : « Vingt ans après », La Pensée Russe, Paris, 1er août 1961).
La situation devint critique. Il fallut trouver d'urgence des cachettes, en premier lieu pour les épouses et les enfants des Juifs déjà arrêtés. Le foyer de la rue de Lourmel devint ainsi un refuge où l'on parvint à cacher de nombreuses personnes, jusque dans l'oratoire. Père Dimitri céda sa chambre à toute une famille. « Tous ces malheureux sont mes enfants spirituels, répétait-il. L'Église a, de tous temps, été un refuge pour les victimes de la barbarie ! »
Le martyre
Le 8 février 1943, la Gestapo fit une descente rue de Lourmel. Durant la perquisition, on trouva dans la poche de Youri Skobtsov un billet d'une femme juive à qui Youri portait des colis alimentaires. Elle y priait le Père Dimitri de lui fournir un certificat de baptême. La Gestapo s'empara des papiers du Père et de S.V. Medvédéva, leur intimant l'ordre de se présenter à ses bureaux dès le lendemain. Ils emmenèrent le jeune Youri en otage, déclarant qu'il serait libéré quand sa mère, absente ce jour-là, se présenterait à son tour.
Conscient de ce que pouvait signifier une telle convocation, le Père Dimitri célébra une liturgie dès l'aube. Ce sera la dernière, pour lui, en liberté. En ce matin d'adieux, l'eucharistie fut célébrée dans la chapelle annexe, que Père Dimitri avait aménagée lui-même, où il aimait particulièrement officier. Il avait dédié « sa petite église » au saint martyr Philippe, métropolite de Moscou, soumis à la torture sur l'ordre d'Ivan le Terrible pour avoir osé reprocher ouvertement sa cruauté au tsar... Aussitôt après l'office, il partit avec S. Medvédéva au siège de la Gestapo.
Un officier allemand du nom de Hoffmann avait accumulé de nombreuses preuves concernant l'aide apportée aux Juifs par mère Marie et père Dimitri. Il s'était apprêté à longuement interroger le prêtre. Il fut étonné lorsque père Dimitri lui dit franchement tout ce qu'il avait fait. « Vous aidez les Youpins », lui cria le SS Hoffmann. Père Dimitri le corrigea : « J'aide les Juifs ». Hoffmann lui dit alors : « Si nous te relâchons, promets-tu de ne plus aider les Juifs ? » Père Dimitri répondit : « Je ne puis vous promettre ceci ; je suis chrétien et je dois agir comme tel ». Hoffmann, incrédule, frappa père Dimitri à la face et lui écria : « Comment oses-tu dire qu'aider ces cochons est un devoir chrétien ! » Père Dimitri, retrouvant son équilibre et montrant sa croix pectorale, lui dit doucement : « Et ce Juif-là, vous le connaissez ? » Un soufflet le jeta à terre. L'interrogatoire du Père Dimitri dura quatre heures. Finalement, Hoffmann fit ramener père Dimitri à l'avenue Lourmel, afin d'arrêter à son tour mère Marie, et de conclure l'enquête. « Votre pope s'est condamné lui-même », dit Hoffmann en revenant à Lourmel
Père Dimitri fit ses adieux auprès de sa femme et de ses enfants. Parmi ses derniers mots, il recommanda à sa femme de veiller auprès d'une personne âgée qui vivait au sixième étage d'un immeuble voisin, sans ascenseur. Ce ne fut que plus tard que Tamara apprit pourquoi père Dimitri avait passé autant de temps auprès de cette vieille femme. Il avait coupé du bois pour elle, avait allumé son feu, lui avait apporté de la nourriture et l'avait préparée.
Dès son retour, Mère Marie se présenta à la Gestapo, mais Youri ne fut pas libéré. On ne le libéra pas non plus quand, quelques jours plus tard, Théodore Pianov s'y rendit à son tour et fut arrêté, lui aussi. Y. P. Kazatchkine et A.A. Viskovski, qui travaillait aux cuisines du foyer, subirent le même sort. Lors de l'arrestation de ce dernier, Tamara Klépinine osa protester, disant qu'il était malade (c'était un des malheureux tirés de l'enfer psychiatrique par Mère Marie et Père Dimitri). « Nous lui remettrons la cervelle à l'endroit, là-bas ! », avait rétorqué le SS... La Gestapo se faisant toujours plus menaçante, Tamara Klépinine partit se mettre à l'abri dans les environs de Paris avec les deux petits.
L' Action orthodoxe fut interdite et tous ses membres, après un mois de détention à Romainville, dirigés sur le camp de Compiègne. Théodore Pianov raconte : « On nous parqua (près de quatre cents personnes) dans la cour. Aux fenêtres, les petites sténos maquillées, allemandes, françaises et russes, nous dévisageaient. Elles se moquaient du Père Dimitri dont la soutane était toute déchirée. Un des SS se mit à bousculer et à frapper notre prêtre, en l'appelant «Le Juif !» Youri Skobtsov, à ses côtés, pleurait. Le Père Dimitri le consola, disant que le Christ avait subi de bien pires outrages ».
Les premiers jours, ils souffrirent de la faim, leurs proches ne pouvant pas encore leur envoyer de colis. Les détenus fouillaient les poubelles pour trouver à manger... Des rescapés rapportèrent que le Père Dimitri ne cessait de se tourmenter de ne pouvoir soulager le désespoir de ses compagnons. Un jour qu'on lui offrit un oignon, il s'empressa de le donner à un étudiant serbe (les Serbes étaient particulièrement mal lotis). « Il donna son oignon et en fut tout content, mais nous, beaucoup moins : nous espérions bien le mettre dans la soupe avec quelques épluchures de pommes de terre ! » (Th. Pianov, ibid.). Quand ils purent enfin recevoir des colis, Père Dimitri allait voir tous ces malheureux et distribuait tout ce qu'il avait. Ses amis le lui reprochaient, mais il répondait toujours en plaisantant. « Rares sont les exemples de telles réponses face au mal dans les situations tragiques », poursuit Pianov. En cela, Père Dimitri ressemblait bien à Mère Marie. Pour lui, il n'y avait pas de dilemme : il n'y avait qu'à suivre les préceptes du Christ. Une discussion s'étant un jour engagée sur ce thème, Père Dimitri avait dit : « Si je n'étais pas devenu prêtre, si je n'avais pas eu l'occasion de faire ce que je fais, j'aurais été le plus malheureux des hommes! En me mettant sur cette voie, Dieu m'a sauvé. Je suis désolé, en fait, d'en faire si peu. Ici, par exemple, où nous sommes tous détenus, il semblerait qu'il n'y ait rien à faire. Et pourtant, j'aurais pu en faire plus, mais je me laisse aller à la paresse... ».
À l'initiative du Père Dimitri, une chapelle fut aménagée dans le baraquement. L'iconostase fut fabriquée à l'aide de tables et de bancs renversés contre les couchettes. Tamara Klépinine parvint à transmettre à son mari un antimension. «Nous célébrons la liturgie tous les jours, et ça change tout !, écrira Père Dimitri à sa femme. Nous étudions le livre de Pratt. Je travaille un peu avec Youri, qui souhaite se préparer à la prêtrise».
Les prisonniers du camp de Compiègne furent les derniers paroissiens du Père. « Nos offices, et tout particulièrement la sainte Liturgie, étaient le centre même de la vie du Père Dimitri. Il nous disait souvent qu'il était tout désemparé quand il ne pouvait pas célébrer, qu'il n'avait plus la force, alors, de lutter contre lui-même, contre son ego et tout le mal qui nous entoure. Sans aucune pression de sa part, par son seul exemple et quelques explications édifiantes, il nous avait tous rapprochés des saints Mystères. Quand nous n'étions pas délogés de notre cellule (ce qui arrivait assez souvent), nous célébrions tous les jours la liturgie et l'office du soir. Père Dimitri nous incitait à nous confesser et à communier souvent, et ces sacrements nous apportaient un grand réconfort. Il regrettait de ne pas pouvoir venir en aide aux jeunes soviétiques détenus à Compiègne (la plupart, évadés de différents camps nazis). Ils venaient souvent nous retrouver au réfectoire, mais restaient indifférents à l'Église et à nos réunions de prière. Un peu plus tard, toutefois, les tentatives du Père Dimitri dans ce sens furent couronnées de succès. [...] Aux moments difficiles, il lisait sans trêve l'Évangile et la Bible, ou bien le livre de Pratt. Souffrant d'insomnie, il s'installait sous la lampe, à un coin de la table où les détenus jouaient aux cartes des nuits entières, et lisait, nous faisant part ensuite de ses lectures. Dès notre arrivée à Compiègne, à la demande de quelques-uns, il avait organisé un groupe d'étude de la Bible, des offices et de la vie de Jésus » (Th. Pianov, ibid.).
À Paris, les amis du Père Dimitri se démenaient pour le faire libérer. Un pasteur allemand ami des Orthodoxes et assez influent auprès des autorités nazies promit d'intercéder en sa faveur, à condition, toutefois, qu'il acceptât de déclarer n'avoir eu d'autre activité au foyer de Mère Marie que l'exercice du culte. Tamara Klépinine étant parvenue à en informer son mari grâce à une filière clandestine organisée à partir du secteur américain du camp, plus autonome. Père Dimitri déclina cette offre, en précisant : « Dans vos démarches, il ne faut surtout pas nier ma participation à l'Action orthodoxe. Cela ne ferait qu'aggraver les accusations qui lui sont imputées. Nous resterons de toutes manières responsables, bien que nous n'ayons commis aucun crime » (lettres du 19 mai et du 2 juin 1943).
En décembre 1943, les prisonniers furent transférés à Buchenwald, puis dans le sinistre « Tunnel Dora », où l'on creusait les usines souterraines destinées à la fabrication des fusées V2. Malgré sa mauvaise condition physique, Père Dimitri continuait à consoler tous ceux qui perdaient courage. Refusant de profiter des quelques privilèges auxquels donnait droit sa qualité de Français, il arracha le «F» cousu sur son vêtement, le remplaçant par la marque des prisonniers soviétiques - pour pouvoir partager le sort plus rude imparti à ses compatriotes. Inquiet de sa mine effroyable et le voyant dépérir à vue d’œil, un des prisonniers responsables de la répartition des tâches voulut intercéder en sa faveur, essayant de convaincre leur chef que le travail était trop pénible pour le « vieux ». Le chef lui ayant demandé son âge, Père Dimitri répondit sans mentir : « 39 ans ! », et dut continuer à transporter des dalles bien trop lourdes. « Père Dimitri était incapable de mensonge, confirmera S. Jaba dans ses Mémoires. Ainsi sa mort était-elle inéluctable, comme l'avait été son arrestation. »
Au cours d'un appel interminable par un vent glacial, Père Dimitri prit froid et eut une pleurésie. Youri Kazatchkine parvint à le faire transférer dans le baraquement des malades exemptés de travail. Quelques jours plus tard, lui rendant visite, il le trouva mourant, au bord du désespoir. Le 8 février 1944, «jour de correspondance», Kazatchkine lui apporta une carte postale. Ne pouvant déjà plus parler, Père Dimitri lui fit comprendre qu'il serait aussi incapable d'écrire. Le lendemain, 9 février, quand Kazatchkine revint, il n'était plus là.
Le gardien du baraquement, qui fut le témoin de ses derniers instants, racontera qu'il l'avait trouvé sur le sol en ciment, incapable de bouger. Père Dimitri avait réussi, toutefois, à lui demander de lever sa main pour l'aider à se signer. Ainsi sa vie se termina-t-elle comme elle avait commencé, sous le signe de la Croix toute-puissante : la Croix, pleinement assumée, qui fut le choix et le sens de toute son existence.
« Il insistait toujours sur le chemin de Croix du Seigneur. Et l'homme était pour lui un symbole de la Croix par sa conformité même. Il connaissait la force de la Croix. Il avait un sentiment aigu du mal infiltré partout dans le monde, mais en même temps la conviction profonde que la Croix toute-puissante parviendrait à sauver l'homme et le monde entier » (Th. Pianov, ibid.).
En 1930, méditant sur son ordination, Dimitri Klépinine avait écrit dans son Journal : « Le chemin du chrétien, est-il joie ou souffrance ? Il est souffrance, car pour suivre le Christ, le chrétien doit mourir à son corps terrestre. Mais cette mort est vaincue par la Joie, car par là nous renaissons en Christ et participons à l'œuvre la plus sainte qui soit sur terre : l'édification du «Corps du Christ», mystère de la vie triomphante qui nous conduit à la Lumière indicible, où Dieu est tout en tout. Seigneur, souviens-Toi de nous dans Ton royaume ».